Cette semaine, votre chronique historique aurait pu tout aussi bien s’intituler «Légende et faits étranges». Existe-t-il, dans nos villes ou nos villages, des histoires inexplicables, ou non encore expliquées, qui autrefois circulaient à propos de certaines personnes? La réponse est évidemment oui. Malheureusement, ces récits sont souvent très peu connus. Pour toutes sortes de raisons, elles sont recouvertes d’une chape que l’on ose soulever.
Je vous propose de soulever le coin de cette chape de l’une d’elles, avec tout le respect nécessaire pour les descendants de cette famille. Nous irons aussi loin qu’il sera possible d’aller avec les informations disponibles, tout en étant conscient que dans ce genre d’histoire, la réalité et la légende se mélangent souvent.
Ce qu’il y a de particulier avec l’histoire de cette chronique, c’est que justement, la réalité viendra en quelque sorte confirmer, du moins en partie, la légende. Nous y reviendrons à la toute fin.
Bienvenue dans le monde étrange d’un homme qui, selon cette légende, avait des liens avec le Diable en personne.
Ça se passait chez nous, dans l’un de nos magnifiques petits villages.
Le Diable dans notre tradition
Tout le monde connait une ou plusieurs légendes qui mettent le Diable en vedette. Si la plus connue est celle de la Chasse-galerie, il en existe une multitude d’autres dans tous les recoins de la province. Les premières légendes d’ici étaient des histoires amenées ici par les colons européens. Avec le temps, les conteurs y ajoutèrent des éléments de notre culture naissante : nos lieux, nos villages, nos maisons, nos nouvelles traditions, etc.

Source: Wikipédia, image du 19e siècle
Si au début de la colonisation de la province le Diable se présentait surtout sous la forme d’un être maléfique vivant dans la forêt, son apparence se transforma peu à peu. En effet, maîtrisant de plus en plus nos vastes contrées, la forêt perdit de son mystère. Tout comme la nature, le Diable a horreur du vide. Il prit alors une forme plus humaine, basée en partie, vous l’aurez deviné, sur les interdits de l’Église.
Toutefois, ce Diable institutionnalisé par la religion ne prenait pas toute la place. Il parcourait également l’imagination des nos ancêtres, qui l’ajoutaient à toutes les sauces, dès qu’un événement étrange se produisait.
Parfois, et il faut le dire, ironiquement, ces deux mondes se croisaient. Ainsi, au Québec, vingt-deux églises auraient bénéficié de l’aide du Diable pour en terminer la construction. Le plus souvent, il prenait la forme d’un cheval noir. Lorsque le travail était terminé, le cheval disparaissait. Le marché était assez simple : le Diable donnait son coup de main, et en échange, il réclamait l’âme de la première personne qui allait y entrer une fois le travail terminé. (1)
Un jour, un groupe de fidèles se sachant aidé par le Diable pour leur construction trouvèrent une astuce qui déjoua Satan : ils ne posèrent jamais la dernière pierre. Il y avait bien un petit défaut à l’œuvre, mais le Diable, lui, ne put jamais réclamer son dû!

Source: Wikipédia, image du 19e siècle
Maintenant, armés de ces principes de bases concernant les diverses légendes entourant le Diable, voyons voir l’histoire de cette semaine en lien avec lesdits principes. À savoir les principaux éléments : une construction, un cheval, la religion, la forêt, et bien sûr, un mystère.
Ha… j’oublie presque… Comme nous ne faisons jamais les choses comme les autres, nous allons ajouter deux vaches à notre histoire à nous. Eh oui, c’est comme ça.
L’Ascension-de-Notre-Seigneur
Déjà, avec un tel nom, difficile d’imaginer que le Diable ait pu un jour y séjourner. Soit il ne savait pas lire, soit il aimait les défis. En tous les cas, le résultat est le même, la légende l’a fait arriver là. On ne sait d’ailleurs pas exactement quand, mais il y était au moins dans les années 1920, et au début des années 1930. Avant, impossible de le dire. Certains, familiers avec le secteur, diront que La chute du Diable est juste à côté… Allez donc savoir. Mais pour le moment, ne faisons pas de lien là où il n’y en a pas. Plusieurs chutes portent ce nom au Québec. Cela fait référence au bruit, comme dans l’expression « mener un train d’enfer ».

Source: Google Map
Je parlais de vaches tantôt. À l’Ascension, le Diable est arrivé à cause de deux pauvres vaches qui, bien honnêtement, n’avaient rien fait de mal pour se retrouver ainsi à l’avant-plan.

Source: journal Progrès du Saguenay, novembre 1917
Réglons maintenant la question du qui?
Sauf pour sa famille, ce nom ne vous dira absolument rien. C’était un cultivateur-chasseur comme bien d’autres à l’époque. Il s’appelait Auguste Desbiens. À son décès, en 1933, il avait 59 ans. Si nous remontons un peu le temps, cette famille Desbiens était originaire de Saint-André-de-l’Épouvante, comme on disait autrefois. Les parents d’Auguste Desbiens étaient Flavien Desbiens et Célanire Brassard. Déjà, en 1891, cette famille est nombreuse. Outre Auguste, il y a sept autres enfants. Selon le recensement, seule Célanire sait lire et écrire.
En 1911, Auguste a la jeune trentaine. Il demeure encore chez ses parents et travaille à la ferme. Petit fait particulier, alors qu’à l’époque les enfants quittaient souvent tôt la maison pour fonder une famille, c’est tout le contraire chez les Desbiens. À ce moment, les enfants dans la maison ont respectivement 32, 25, 21, 19, 17 et 15 ans.

Source: recensement du Canada
1914, nous nous approchons de l’Ascension, mais nous n’y sommes pas encore. Un avis parait dans le journal mentionnant que la terre de la famille Desbiens sera mise en vente pour non-paiement des taxes. Le montant n’est pas très élevé, même pas 5 $ (125 $ aujourd’hui). Difficile de dire si c’est cette dette qui a provoqué le déménagement, mais nous perdons la trace de la famille pour quelque temps.
Le Diable et Auguste Desbiens
Nous nous retrouvons donc, un peu plus tard, à l’Ascension-de-Notre-Seigneur, en plein cœur de notre histoire, ou si vous préférez, de notre légende. Au début, la famille Desbiens possédait au moins le lot 35 et habitait sur le bord de l’eau dans le rang IV. D’ailleurs, on appelait ce coin la baie Desbiens.

Source: courtoisie Richard Savard, Société historique du Lac-Saint-Jean
Auguste était un cultivateur, mais également un chasseur. La présence des Innus était très forte à cette époque dans ce secteur. Aussi, il chassait souvent avec eux. Jusqu’à maintenant, donc, rien de bien particulier, jusqu’au jour où Auguste Desbiens cessa d’aller à la messe du dimanche…
Pour l’époque, c’était très inhabituel comme comportement. Est-ce ce fait qui fit démarrer les rumeurs? Difficile à dire, mais il semble bien qu’à partir de ce jour, des murmures se firent entendre dans le village. Dès lors, les faits et gestes d’Auguste Desbiens allaient être interprétés sous l’angle d’une amitié avec le Diable, à tort ou à raison.
Les rumeurs
L’étable
À un moment, Auguste Desbiens se construit une étable (comprendre ici le parallèle avec les constructions d’églises dont j’ai parlé un peu plus haut). Seulement, d’après ce qui est raconté, il aurait construit cette étable seule, sans aucune aide. Ce qui est impossible. Pire encore, personne ne l’aurait vu faire! Il y avait, semble-t-il, des pièces de bois dans les murs qu’un homme ne pouvait tout simplement pas déplacer seul.
Pas de doute, c’était le Diable qui l’avait aidé…
Pas de médailles religieuses, svp
Une sauvagesse (2) s’occupait des vêtements d’Auguste Desbiens. Nous ne connaissons pas la nature de leur relation, mais ils étaient assez proches pour que la femme veuille, de toute évidence, ramener l’homme à Dieu. Ainsi, lors de son absence, celle-ci cousait dans les vêtements de Desbiens de petites médailles religieuses. L’homme s’en doutait et lorsqu’il les trouvait, il les jetait au loin.
Pas plus d’eau bénite
Toujours aussi prévenante, cette sauvagesse se procura de l’eau bénite, sans doute auprès du curé du village. Elle en mettait un peu dans l’eau d’Auguste Desbiens. Rien à faire, celui-ci le devinait mystérieusement et ne buvait pas l’eau.
Même dans la maladie
Un jour, Auguste Desbiens tomba malade. Comme tout bon curé, celui du village se présenta chez lui pour, on imagine, prendre de ses nouvelles. Auguste Desbiens lui lança simplement :
« Si j’étais capable, je te jetterais dehors! »
Un autre curé se présenta, une autre fois. Le curé Boivin. Auguste Desbiens refusa net de le voir.
Une vérité intrigante
Ici, toute l’histoire prend une tournure intéressante, puisqu’il ne s’agit pas de rumeurs, mais de faits historiques.
À son décès, en 1933, Auguste Desbiens n’a pas été enterré au cimetière du village, mais en plein milieu de sa propre terre, seul.
Il y est encore aujourd’hui, d’ailleurs.
Si nous continuons dans les faits, il n’y a pas eu de service religieux après son décès, même s’il avait été baptisé et qu’il avait longtemps été à la messe tous les dimanches.
Il a été enterré par son père Flavien, et deux de ses frères, William et Joseph. C’est son père qui a fabriqué le cercueil.

Source: GENAISE, Société historique du Lac-Saint-Jean, photo Serge Champagne
Si nous retournons quelques instants dans la légende qui relie Auguste Desbiens au Diable, on raconte que le cheval qui trainait le cercueil s’est arrêté de fatigue en plein champ, car le mort semblait peser des tonnes pendant son transport.
Pour en revenir aux faits, le prêtre Léonce Collard consigna le décès dans son registre comme suit :
« Le quinze juillet mil neuf cent trente-trois, les soussignés William Desbiens, Joseph Desbiens, frères du défunt, ont inhumé en présence de Flavien Desbiens, père du défunt, de Paul Néatipi et de quelques autres aussi présents le corps de Auguste Desbiens, fils de Flavien Desbiens et de Célanire Brassard, décédé le même jour, à l’âge de cinquante-neuf ans. Le corps du dit Auguste Desbiens a été inhumé dans son proche champ, lot trente-cinq, rang quatre du canton Garnier. Après avoir écrit cet acte et en avoir fait la lecture, quelques-uns ont signé et nous, curé de cette paroisse, avons signé à la fin. »

Source: courtoisie Richard Savard, Société historique du Lac-Saint-Jean
Cette fin ne pouvait qu’alimenter ce qui se disait déjà dans les chaumières.
Ce qui est particulier avec cette légende, c’est que, peut-être à cause de sa nature, elle ne s’est pas vraiment racontée par la suite. Résultat, c’est avec surprise que plusieurs citoyens de l’Ascension viennent d’apprendre tout cela.
Et justement, parlant des citoyens de l’Ascension, j’ai voulu en savoir plus long sur cette légende, en discutant avec un membre de la famille qui connait bien ses racines.
Adrien Desbiens, 86 ans
C’est à la suite d’un appel à tous sur ma page Facebook qu’un petit-fils d’Adrien Desbiens, Carl Desbiens, m’a mis en contact avec lui. L’homme, qui semble avoir autant de vitalité que de mémoire, est le fils de Joseph Desbiens, frère d’Auguste. Rappelons que Joseph Desbiens était de ceux qui ont inhumé Auguste.
Malgré son âge, M. Adrien n’a pas connu Auguste, puisqu’il est né pratiquement au moment du décès de celui-ci. Toutefois, son père Joseph lui en a souvent parlé. Ce témoignage précieux nous permet de sauter par dessus presque cent ans de tradition orale qui déforment les faits, et de nous plonger directement dans le feu de l’action.
Après les présentations d’usages et m’être assuré que je parlais à une personne qui allait pouvoir me renseigner, nous avons discuté d’Auguste Desbiens de manière générale, sans, dans un premier temps, aborder le sujet du Diable. Voici ce qu’il a été possible d’apprendre. Il est à noter que plusieurs des éléments biographiques d’Auguste Desbiens mentionnés par Monsieur Adrien ont déjà été inclus dans le texte que vous avez lu. Je ne vais donc pas les répéter. Mais, outre cela…
Auguste Desbiens était effectivement un homme qui fréquentait les Innus, comme plusieurs personnes de ce secteur à l’époque. Il était très bon trappeur et trainait toujours une poche de pièges sur ses épaules. L’homme était fort et costaud, et il semble bien qu’il avait un caractère qui laissait peu de place à la négociation.
Auguste Desbiens est décédé accidentellement, mais pas sur le coup. Avant de mourir, c’est lui qui a manifesté le désir de ne pas être enterré dans le cimetière du village.
À la suite de l’une de mes questions abordant la religion, monsieur Adrien me confirme qu’Auguste était un fervent catholique qui ne manquait aucune messe… avant un certain événement.
C’est évidemment ce bout qui nous intéresse… et c’est ici que nous allons finalement parler de vaches.

Source: Google Map
Un curé qui ne paye pas ses vaches
Auguste Desbiens possédait 18 vaches à lait. Si les circonstances ne sont pas précisées, il s’avère qu’un jour, le curé de la place acheta deux des vaches d’Auguste. Pour une raison ou une autre, le curé ne paya jamais ces vaches. Frustré contre le curé, l’homme fit, pour ainsi dire, la grève de la religion, rejeta tout ce qui s’en approchait de près ou de loin.
Plus de messe, pas de médailles, vouloir sortir les curés de sa maison, et évidemment, ne pas vouloir être enterré au cimetière, etc.
Malgré tout, et sans doute à son grand désespoir de son nouveau point de vue, la famille Desbiens planta une croix de bois à l’endroit où Auguste Desbiens fut enterré. Cette croix a depuis disparu, mais Monsieur Adrien sait exactement où est le corps encore aujourd’hui.
Et pour le Diable?
Évidemment, le temps est passé depuis. Ce qui à l’époque était une rumeur a été rationalisé avec les années. Pas plus Monsieur Adrien que nous tous ne pourrions croire que le vrai Diable s’était fait un ami en la personne d’Auguste Desbiens.
Toutefois l’homme a provoqué, quoique bien involontairement, toute l’histoire qui l’entourait.
En tenant compte de la pléiade de superstitions du temps, les comportements d’Auguste Desbiens ont porté flanc à ce qui se racontait.
Ajoutez à cela un prétendu don pour reconnaître l’eau bénite, une étable qui se serait construite toute seule, le refus de voir les curés, une histoire de cheval qui s’épuise, et un enterrement hors du cimetière.
Nous avions là le cocktail parfait pour que de l’extérieur, le pauvre Auguste passe pour un adorateur du Diable.
Malgré tout !
J’ai déjà expliqué ma façon de voir les choses face à nos légendes. Pour moi, les faits historiques peuvent être racontés, mais cela ne doit en rien entacher la valeur de la légende. Une légende est là pour raconter une histoire, faire rêver, ou faire peur. Il ne faut pas tenter de la discréditer. Mieux comprendre le processus de son apparition est tout aussi intéressant que l’histoire elle-même.

Source: Google Map
Le dernier mot ira à Auguste Desbiens en personne
Celle-là, je vous l’ai gardé pour la fin. Lors de mon entretien avec Monsieur Adrien, nous discutions des motivations d’Auguste Desbiens pour rejeter l’Église.
Avant de mourir, Auguste Desbiens y alla d’une tirade qui, je crois, résume toute l’histoire. Ayant sans doute encore en tête le non-paiement de ses vaches par le curé, il lança, pour signifier son vœu de ne pas être enterré dans le cimetière :
« Je ne veux pas être enterré par des voleurs !! »
Vraiment, en 1933 à l’Ascension, le Diable était aux vaches…

Source: Pixabay
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Christian Tremblay, chroniqueur historique